Découvrez comment l’île paradisiaque de Tenerife est devenue le théâtre d’une bataille entre tourisme de masse et protection des cétacés. Plongez dans les eaux troubles de cette industrie florissante qui fascine autant qu’elle inquiète.

Résumé :

  • Tenerife attire près d’un million de touristes par an pour l’observation des cétacés
  • Une colonie de 350 globicéphales tropicaux vit au large de l’île
  • L’activité génère 25 millions d’euros de revenus annuels
  • Des mesures de protection ont été mises en place, mais leur efficacité est contestée
  • Le stress des animaux est avéré, avec des taux de cortisol élevés
  • Des initiatives pour un tourisme plus responsable émergent

Au large des côtes de Tenerife, dans les eaux profondes de l’Atlantique, se joue un spectacle fascinant : celui de la rencontre entre l’homme et les géants des mers. Chaque année, près d’un million de touristes affluent vers cette île des Canaries, attirés par la promesse d’observer des globicéphales tropicaux dans leur habitat naturel.

Mais derrière les sourires émerveillés et les photos-souvenirs se cache une réalité plus complexe. En l’espace de quelques décennies, Tenerife est passée d’un lieu de villégiature tranquille à une destination phare du tourisme animalier. Cette transformation rapide soulève aujourd’hui de nombreuses questions : comment concilier l’attrait économique de cette activité avec la préservation de la faune marine ? Les mesures mises en place suffisent-elles à protéger ces mammifères marins du stress induit par le va-et-vient incessant des bateaux ? Entre émerveillement et controverse, plongeons dans les eaux troubles du tourisme animalier à Tenerife.

L’essor du tourisme animalier à Tenerife

Une colonie exceptionnelle de globicéphales

La côte ouest de Tenerife abrite un trésor naturel unique : une colonie sédentaire de quelque 350 globicéphales tropicaux. Ces cétacés, cousins des dauphins, ont trouvé dans les eaux profondes de la bande marine de Teno-Rasca un habitat idéal. La richesse en calamars géants, leur proie favorite, et la proximité des côtes en font un lieu d’observation exceptionnel.

Francis Pérez, photographe sous-marin passionné, documente la vie de ces animaux depuis trois décennies. « Je vais en mer presque tous les jours, et je continue d’être surpris », confie-t-il. Ses clichés témoignent de scènes rares : cachalots en pleine sieste, dauphins encerclant des boules de poissons, ou encore globicéphales escortant le cadavre d’un nourrisson – un comportement fascinant baptisé « requiem post mortem ».

Tenerife

Du confidentiel au tourisme de masse

L’histoire du tourisme animalier à Tenerife est celle d’une croissance fulgurante. Dans les années 1980, l’observation des cétacés était une activité confidentielle. Au début des années 1990, elle attirait 40 000 visiteurs par an. Aujourd’hui, ce chiffre a été multiplié par 25, avec près d’un million de touristes annuels.

Cette explosion a transformé le paysage économique de l’île. L’industrie du « whale watching » génère désormais quelque 25 millions d’euros de revenus par an. Dès l’aéroport international, les visiteurs sont accueillis par des affiches montrant otaries, orques et dauphins en pleine pirouette. Le long de la côte ouest, entre plantations de bananes et figuiers de Barbarie, des panneaux proposent des croisières pour aller voir les cétacés en liberté.

Mais cette manne financière a aussi son revers. Nicolás Salas Herrera, fondateur de l’agence Eco Tours Tenerife, ne mâche pas ses mots : « La perspective de faire de l’argent facilement a transformé le secteur en Far West« . Une situation qui soulève de nombreuses questions sur l’impact de cette activité sur les animaux marins et l’environnement de l’île.

Les défis de la cohabitation homme-animal

Les dérives observées

L’afflux massif de touristes et la multiplication des opérateurs ont entraîné leur lot de dérives. Nicolás Salas Herrera, qui a travaillé douze ans sur ces bateaux de safari aux cétacés, en a été le témoin direct. Il rapporte des comportements alarmants : « Des capitaines accélérant à la vue des animaux pour créer des vagues et faire sauter les dauphins, des embarcations s’attroupant autour du moindre aileron, des touristes se plaignant de globicéphales moins amusants à regarder que leurs congénères des zoos. »

Ces pratiques irresponsables ne sont pas sans conséquences sur les animaux. Jacobo Marrero Pérez, biologiste marin et spécialiste du comportement des globicéphales tropicaux, a consacré quinze années de recherche à étudier l’impact des activités humaines sur ces cétacés. Ses conclusions sont sans appel : « Ici, les globicéphales sont en situation de stress chronique, et celui-ci est d’abord imputable aux bateaux qui vont à leur rencontre sans interruption. »

Les mesures de protection mises en place

Face à ces constats alarmants, les autorités ont cherché à encadrer l’activité. Plusieurs mesures ont été mises en place au fil des ans :

  • Interdiction, à l’échelle nationale, de nager avec les cétacés
  • Classement de la « franja marina » (bande marine) en zone Natura 2000
  • Mise en place d’une charte de qualité contraignant les bateaux à un code de bonne conduite : respect des distances avec les animaux, limitation de la durée d’observation et du nombre d’embarcations pouvant s’approcher en même temps
  • Moratoire sur l’attribution de nouvelles licences

Aujourd’hui, seule une cinquantaine de bateaux ont officiellement le droit d’aller à la rencontre des animaux. Cependant, l’efficacité de ces mesures est remise en question. « Les contrôles en mer sont peu nombreux, et les amendes quasiment jamais payées », déplore Nicolás Salas Herrera.

L’impact du tourisme sur les cétacés

Malgré ces tentatives de régulation, l’impact du tourisme sur les cétacés reste préoccupant. Les études menées par Jacobo Marrero Pérez et son équipe mettent en évidence une corrélation claire entre la présence de bateaux et les modifications comportementales des globicéphales : plongées plus fréquentes, manœuvres d’évitement, signes de détresse.

Plus alarmant encore, les analyses biologiques révèlent des taux de cortisol, l’hormone du stress, deux fois supérieurs chez les animaux de la franja marina par rapport à ceux des eaux au nord de Tenerife, où il n’existe pas d’excursions touristiques.
Ces données soulèvent une question cruciale : jusqu’où peut-on pousser l’exploitation touristique de ces animaux sans compromettre leur bien-être et leur survie à long terme ?

Les initiatives locales

Face à ces défis, des voix s’élèvent pour promouvoir un tourisme plus responsable et respectueux des animaux. Mercedes Reyes, diplômée en biologie marine, fait partie de ces pionniers. En 2019, elle a lancé sa propre entreprise d’excursions, avec une approche radicalement différente.

Sur son bateau équipé d’un moteur électrique – un investissement coûteux mais crucial pour réduire les nuisances sonores – les règles sont claires : pas de garantie de voir des animaux, approche lente et respectueuse, et surtout, une sensibilisation poussée des clients. « Parfois, on ne voit que des ailerons. Et parfois même, on ne voit rien du tout », prévient-elle d’emblée.

D’autres initiatives similaires voient le jour, comme celle de Francis Pérez, qui bénéficie d’une autorisation spéciale du gouvernement canarien pour se mettre à l’eau avec les cétacés, dans un cadre strictement encadré et à des fins de documentation.

Le dilemme entre économie et écologie

Ces démarches, bien que prometteuses, se heurtent à la réalité économique de l’île. Tenerife, qui a accueilli 13 millions de touristes en 2023, reste largement dépendante du tourisme de masse. La transition vers un modèle plus durable soulève de nombreuses questions : comment concilier la préservation de l’environnement avec les besoins économiques de l’île ? Comment éduquer les touristes à une approche plus respectueuse de la nature ?

Élodie Casola, directrice marketing d’Abama, un ensemble d’hôtels et de résidences de luxe, voit dans cette évolution une opportunité : « Tenerife est en train de chercher des alternatives, et de promouvoir un tourisme plus durable, auquel une pratique responsable de l’observation des baleines pourrait servir de moteur. »

Cependant, le chemin vers l’écotourisme semble encore long, surtout dans le sud-ouest de l’île, où la côte bétonnée et les complexes hôteliers géants rappellent davantage Cancún que le paradis naturel vanté par les brochures.

Inscrivez vous pour recevoir nos infos!